Dans un climat régional en pleine reconfiguration, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a décidé de créer une troïka ministérielle appuyée par un négociateur en chef et le président de la Commission, pour conduire les discussions avec les trois pays membres de l’Alliance des États du Sahel (AES) : le Burkina Faso, le Mali et le Niger. L’annonce, faite lors du 67ᵉ sommet ordinaire des chefs d’État à Abuja, consacre un tournant diplomatique majeur, alors que la rupture entre l’organisation sous-régionale et ses anciens membres sahéliens semble désormais consommée.
Un sommet aux allures de reconquête
Bamada.net-Réunis dans la capitale nigériane, les chefs d’État de la CEDEAO ont abordé avec gravité la question de l’unité régionale, mise à mal depuis le retrait officiel du Mali, du Burkina Faso et du Niger en janvier 2025. Ce retrait, conforme à l’article 91 du traité révisé de l’organisation, est intervenu un an après sa notification formelle. Il marque la première fracture institutionnelle majeure depuis la création de la CEDEAO en 1975.
Face à cette situation inédite, la troïka mise en place – dont les membres n’ont pas encore été publiquement nommés – aura pour mission principale de négocier les modalités de séparation, tout en assurant la continuité des engagements en cours, qu’il s’agisse des accords commerciaux, des protocoles migratoires ou des mécanismes sécuritaires.
« Il ne s’agit pas d’une tentative d’ingérence, mais d’un mécanisme de sauvegarde des intérêts communs, notamment ceux des citoyens et des opérateurs économiques pris entre deux cadres juridiques », a précisé un diplomate proche du dossier à Bamada.net.
Le spectre d’un divorce à l’amiable
Si la CEDEAO fait preuve de volontarisme diplomatique, c’est que les implications du retrait des pays sahéliens sont multiples. Outre les conséquences politiques et sécuritaires, c’est toute l’architecture de l’intégration ouest-africaine qui est remise en question.
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Depuis la création de l’Alliance des États du Sahel (AES) en septembre 2023, cette entité s’est transformée en un espace de souveraineté régionale alternative, avec l’adoption en juillet 2024 d’un cadre confédéral. Drapeau, hymne, passeport commun et projet de force conjointe sont désormais les symboles visibles de cette nouvelle alliance, qui entend affirmer une vision de gouvernance et de sécurité indépendante des normes précédemment imposées par la CEDEAO et ses partenaires occidentaux.
Malgré ce contexte de rupture, les deux blocs ont réaffirmé, au moins dans le discours, leur volonté de maintenir certains principes fondamentaux. Au premier rang figure la libre circulation des personnes et des biens, considérée par tous comme un pilier inaliénable de l’unité régionale.
Un dialogue encore possible ?
Le président nigérian Bola Ahmed Tinubu, président sortant de la CEDEAO, a profité de son discours d’ouverture pour adresser un message d’ouverture à l’endroit des États de l’AES :
« Nos portes leur restent ouvertes pour l’unité, la solidarité et la vision commune de l’avenir. »
Cette déclaration fait écho à la session de dialogue qui s’était tenue à Bamako, le 22 mai 2025, entre une délégation de la Commission de la CEDEAO et les ministres des Affaires étrangères de l’AES. Bien que cette rencontre n’ait pas débouché sur des avancées concrètes, elle a constitué un rare moment d’écoute mutuelle.
Du côté de l’AES, une prudente distance semble être maintenue. Pour les autorités de transition des trois pays, il n’est pas question de revenir sur le choix de quitter la CEDEAO, considéré comme un acte de souveraineté. Néanmoins, la porte reste ouverte à une coopération technique sur les questions d’intérêt commun : transport, douanes, sécurité transfrontalière, etc.
Une CEDEAO face à ses contradictions
Au-delà de la question du Sahel, le sommet d’Abuja a été aussi l’occasion pour les chefs d’État de la CEDEAO de réfléchir à leur propre fonctionnement. Car la rupture avec les pays de l’AES est aussi révélatrice de tensions internes au sein de l’organisation.
Certains analystes estiment que la CEDEAO paie aujourd’hui le prix d’une trop grande proximité avec certains agendas extérieurs, notamment ceux de la France ou de l’Union européenne, ce qui a pu alimenter le ressentiment dans les pays sahéliens en quête d’un nouveau cap souverainiste.
« L’avenir de l’intégration régionale ne peut se faire sans écouter les voix discordantes », affirme pour Bamada.net le professeur Kalilou Sanogo, politologue malien. « La CEDEAO doit faire sa mue si elle veut éviter d’autres ruptures. »
Le sort des citoyens, enjeu crucial
Dans cette recomposition régionale, le sort des citoyens est un point de vigilance majeur. Des milliers de Maliens, Burkinabè et Nigériens vivent et travaillent dans des pays membres de la CEDEAO, et inversement. Le risque de discriminations administratives, de ruptures de droits ou d’obstacles à la mobilité reste élevé si des accords clairs ne sont pas rapidement établis.
La troïka aura donc à gérer un équilibre complexe : respecter la souveraineté des États de l’AES tout en préservant les acquis humains, économiques et sociaux de l’intégration sous-régionale.
Une alliance sahélienne en construction
Pendant ce temps, l’AES poursuit sa structuration. Ses projets de coopération militaire, d’unification douanière et de mutualisation de ressources stratégiques (or, uranium, coton, etc.) avancent à pas soutenus. L’adhésion croissante des populations à cette nouvelle dynamique, portée par un discours de rupture avec les anciennes puissances, conforte les autorités de transition dans leur choix.
Mais l’AES reste encore fragile : manque d’institutions pérennes, vulnérabilités sécuritaires persistantes, défis économiques majeurs. Le dialogue avec la CEDEAO pourrait, à défaut d’un retour dans le giron communautaire, constituer un filet de sécurité diplomatique.
Une nouvelle ère pour l’Afrique de l’Ouest
Le sommet d’Abuja marque-t-il le début d’un processus de réconciliation ou le constat d’un divorce définitif ? Difficile à dire pour l’instant. Ce qui est sûr, c’est que l’Afrique de l’Ouest entre dans une nouvelle ère, faite d’alliances mouvantes, de souverainetés revendiquées et de recompositions profondes.
Dans ce contexte incertain, la création de la troïka ministérielle pourrait être l’ultime opportunité de bâtir un nouveau cadre de coexistence, plus flexible, plus inclusif, et surtout respectueux des choix des peuples.
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Fatoumata Bintou Y
Source: Bamada.net
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